Extrait 1 :
Au contraire, la question de savoir comment l'impératif de moralité est possible, est sans doute la seule qui ait besoin d'une solution, puisque cet impératif n'est en rien hypothétique et qu'ainsi la nécessité objectivement représentée ne peut s'appuyer sur aucune supposition, comme dans les impératifs hypothétiques. Seulement il ne faut ici jamais perdre du vue que ce n'est par aucun exemple, que ce n'est point par suite empiriquement, qu'il y a lieu de décider s'il y a en somme quelque impératif de ce genre ; mais ce qui est à craindre, c'est que tous les impératifs qui paraissent catégoriques n'en soient pas moins de façon détournée hypothétiques. Si l'on dit, par exemple : tu ne dois pas faire de promesse trompeuse, et si l'on suppose que la nécessité de cette abstention ne soit pas comme un simple conseil qui reviendrait à peu près à dire : tu ne dois pas faire de fausse promesse, de peur de perdre ton crédit, au cas où cela viendrait à être révélé ; si plutôt une action de ce genre doit être considérée en elle-même comme mauvaise et qu'ainsi l'impératif qui exprime la défense soit catégorique, on ne peut néanmoins prouver avec certitude dans aucun exemple que la volonté soit ici déterminée uniquement par la loi sans autre mobile qu'elle, alors même qu'il semble en être ainsi ; car il est toujours possible que la crainte de l'opprobre, peut-être aussi une obscure appréhension d'autres dangers, ait sur a volonté une influence secrète. Comment prouver par l'expérience la non-réalité d'une cause, alors que l'expérience ne nous apprend rien au delà de ceci, que cette cause, nous ne l'apercevons pas ? Mais dans ce cas le prétendu impératif moral, qui comme tel paraît catégorique et inconditionné, ne serait en réalité qu'un précepte pragmatique, qui attire notre attention sur notre intérêt et nous enseigne uniquement à le prendre en considération.
Emmanuel KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, tr. Delbos, Delagrave, Paris, 1989, p. 133-134.
Questions :
Pour nous orienter dans ce texte, il va nous être nécessaire d'enquêter. Cherchons dans un premier temps pourquoi la question de savoir comment un impératif hypothétique est possible est-elle plus facile à résoudre que celle de "savoir comment l'impératif de moralité est possible". Pour construire votre analyse, répondez aux questions suivantes :
1. Qu'est-ce qu'une hypothèse ?
a) Quelle est la forme logique d'un raisonnement par hypothèse ? Trouvez des exemples de raisonnements par hypothèse.
b) Sur quel rapport de nécessité un raisonnement par hypothèse et par conséquent un impératif hypothétique reposent-ils ?
c) Y a-t-il des actions effectivement réalisées dans le monde d'après des impératifs hypothétiques ?
d) Si ce qui est réel est a fortiori possible, sur quelle base peut-on conclure à la possibilité des impératifs hypothétiques ?
2. En quoi le cas de l'impératif catégorique est-il différent et relève d'une autre logique que celle de l'hypothèse ? Après avoir fournir une première esquisse de réponse, suivez ce questionnement pour affiner votre analyse :
a) Pourquoi ne peut-on s'appuyer sur aucun exemple, pour déduire la possibilité d'un impératif catégorique ?
b) Pourquoi existe-t-il, en outre, un risque de confusion entre impératif hypothétique et impératif catégorique ? Examinez l'exemple donné par Kant : "tu ne dois pas faire de promesse trompeuse" :
3. Dès lors, pourquoi "la question de savoir comment l'impératif de moralité est possible" est-elle "la seule qui ait besoin d'une solution" ?
4. À quel problème métaphysique, formulé à la fin du texte, la question de la possibilité de l'impératif catégorique renvoie-t-elle en dernière instance ? Relevez sa formulation, et expliquez la difficulté qu'elle met en évidence.
5. À supposer même que ce problème puisse être résolu, à quel obstacle une démarche consistant à fonder la démonstration de la possibilité de l'impératif catégorique sur l'expérience, sur des exemples d'actions accomplies par pur devoir, se heurte-t-elle ? Quel en serait l'effet indésirable ?
Réflexion :
À la lumière des distinctions établies dans cet extrait, ordonnez dans un tableau à deux colonnes ce qui relève de l'intérêt et des mobiles d'un côté, et ce qui relève du pur devoir de l'autre.
Reprenez ensuite le même tableau pour y analyser un exemple de conduite humaine de votre choix, qui met en jeu cette distinction.
Quel problème apparaît-il alors ?
Extrait 2 :
Nous avons donc à examiner tout à fait a priori la possibilité d'un impératif catégorique, puisque nous n'avons pas ici l'avantage de trouver cet impératif réalisé dans l'expérience, de telle sorte que nous n'ayons à en examiner la possibilité que pour l'expliquer, et non pour l'établir. En attendant, ce qu'il faut pour le moment remarquer, c'est que l'impératif catégorique seul a la valeur d'une LOI pratique, tandis que les autres impératifs ensemble peuvent bien être appelés des principes, mais non des lois de la volonté ; en effet, ce qui est simplement nécessaire à faire pour atteindre une fin à notre gré peut être considéré en soi comme contingent, et nous pourrions toujours être déliés de la prescription en renonçant à la fin ; au contraire, le commandement inconditionné n'abandonne pas au bon plaisir de la volonté la faculté d'opter pour le contraire ; par suite, il est le seul à impliquer en lui cette nécessité que nous réclamons pour la loi.
En second lieu, pour cet impératif catégorique ou cette loi de moralité, la cause de la difficulté (qui est d'en saisir la possibilité) est aussi très considérable. Cette impératif est une proposition pratique synthétique a priori* et puisqu'il y a tant de difficultés dans la connaissance théorique à comprendre a possibilité de propositions de ce genre, il est aisé de présumer que dans la connaissance pratique la difficulté ne sera pas moindre.
*(Note de Kant) Je lie l'action à la volonté sans présupposer de condition tirée de quelque inclination ; je la lie a priori, par suite nécessairement (quoique ce ne soit qu'objectivement, c'est-à-dire sous l'idée d'une raison qui aurait plein pouvoir sur toutes les causes subjectives de détermination). C'est donc là une proposition pratique qui ne dérive pas analytiquement le fait de vouloir une action d'un autre vouloir déjà supposé (car nous n'avons pas de volonté si parfaite), mais qui le lie immédiatement au concept de la volonté d'un être raisonnable, comme quelque chose qui n'y est pas contenu.
Ibidem, p. 133-135.
Questions :
1. En vous appuyant sur la définition du concept d'a priori (déjà rencontré, et dont on rappelle la définition dans la suite de cette collection) et les enseignements de l'extrait précédent, expliquez pourquoi la réflexion sur un impératif catégorique doit s'abstraire de toute expérience.
2. Dès lors, pourquoi s'agit-il d'expliquer cet impératif par l'examen de sa possibilité et non de l'établir ? Expliquez la différence entre ces deux démarches.
3. Pourquoi seul l'impératif catégorique, à la différence des autres types d'impératifs, peut-il avoir "la valeur d'une loi pratique" ? Que faut-il entendre ici par "loi pratique" ? Analysez précisément le raisonnement développé par Kant.
4. Quelle est d'après Kant la cause de la difficulté qu'il y a à saisir la possibilité de l'impératif catégorique ?
a) Qu'est-ce qu'une "proposition synthétique a priori" ? Pour vous aider, appuyez-vous sur l'article Analytique/Synthétique figurant dans la perle suivante (paragraphe 2.1 - La distinction kantienne).
b) Expliquez à partir de ces éléments la phrase figurant dans la note de Kant, selon laquelle l'impératif catégorique :
5. En quoi la difficulté de comprendre la possibilité de propositions synthétiques a priori, telles que l'impératif catégorique, est-elle par conséquent plus grande dans le domaine pratique que dans le domaine de la connaissance ?
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